En face des moines




 

 

En face des moines

Témoignage de M. Aubin Klaourou, enseignant en philosophie, doctorant. Il a écrit cet article en 2014, suite à une série de cours donnés aux frères étudiants du Monastère Saint-Marie

 

Une méticuleuse méditation de l’existence humaine, nous donne de comprendre que l’homme fait l’expérience de sa finitude dans les situations-limites auxquelles il est quotidiennement confronté. Aussi est-il vrai de reconnaître dans le même sillage que l’expérience de cette incomplétude (finitude) provoque en l’être humain le sentiment d’être perdu. Lequel sentiment lui certifie que c’est fragilement qu’il habite le monde.

Or s’il est vrai que parce que homme, nous avons à notre tour fait l’expérience de l’inachèvement en notre subjectivité, il n’en demeure pas moins vrai que les effets de cette expérience furent pour nous inoubliables. Tellement inoubliables que nous avons fini par poser ces effets comme le point focal à partir duquel toute notre investigation philosophique se nourrirait en vue de percer l’intelligibilité du sens intégral de notre être et partant, de celui-de tout homme et de tout l’homme.

 Au regard de ce qui précède, autant dire que notre projet de recherche a toujours été nourri par le secret dessein d’un pèlerinage intellectuel qui nous permettrait d’être plus, de nous accomplir véritablement et d’accéder à la vérité de l’être humain en vue d’être en harmonie avec nous-mêmes. Ainsi, sur la base de la lumière philosophico-théologique qui constitue naturellement l’itinéraire académique de notre formation, force a-t-il été pour nous de deviner que la véritable nature de l’homme ne se laisse saisir qu’à partir du moment où l’on se décide à se tenir dans le sentier de la mystique pour découvrir en la lumière du Tout Autre, ce que l’homme est véritablement. En conséquence, tout ceci nous emmène alors à croire qu’on ne trouve l’homme qu’à condition d’avoir préalablement trouvé le Tout Autre, c'est-à-dire Dieu.

A vrai, l’adoption de cette vérité nous convoquait à accomplir le passage de cette vérité crue en une vérité sue. Autrement dit, le tout n’était pas d’admettre que l’expérience profonde de Dieu révèle l’être de l’homme. Plus que cela, il fallait se remettre à chercher un peu partout jusqu’à trouver à cette vérité crue, un langage adéquat susceptible de la justifier et de la rendre intelligible. La recherche était donc lancée, il fallait à la fois la maintenir et s’y maintenir. Pourtant, à mesure que nous avancions dans cette recherche, nous ne cessions d’être le prisonnier d’une crise causée par une profonde amertume. Laquelle amertume résultait de notre incapacité à trouver le langage approprié à notre projet. Englué dans la boue sordide de cette crise, nous étions en fait à la merci d’une errance sans suite.

C’est donc au cœur de cette crise que nous avons par l’entremise du doyen de notre faculté de philosophie, en l’occurrence le père Jean Elysée, reçu de la part du père prieur Jean-Luc, une invitation à venir au monastère bénédictin de Bouaké[1] pour une session de formation portant sur la philosophie ancienne et la philosophie chrétienne.

A ce titre, il nous faut commencer par signifier que l’accueil de cette invitation ne fut pas sans embarras. Un embarras qui se justifiait par la peur d’être dérouté en leur compagnie. En fait, ayant eu quelques idées vagues de la vie monastique, l’occasion ne nous avait pas encore été donnée de faire une expérience directe de leur milieu de vie. Sans hâblerie aucune, il y avait dans notre imagerie un foisonnement de préjugés illégitimes qui nous poussaient à les représenter comme des personnes extrêmement étranges du fait de leur mode de vie qui nous interrogeait.

Aussi importe-t-il de relever que cet embarras s’est accentué lorsque, après avoir été informés, nos amis se plaisaient à nous proposer des blagues dont l’essence était de mettre en évidence, la différence radicale qui existait entre le mode de vie des moines et le nôtre. Bref, nous nous entendions constamment dire : un intrus chez les moines. Au fond, ce qui était véritablement en affaire dans ce malaise, c’était la présence d’une fine intuition qui ne cessait de nous signifier que notre séjour chez les moines se solderait par un choc qui bouleverserait nos assises. Pourtant, même si la peur s’était emparée de nous, elle ne fut pas assez forte pour dissuader notre détermination à aller à la rencontre de la nouveauté.

C’est ainsi qu’au bout d’un mois d’hésitation, nous étions en route pour Bouaké. Ce voyage qui marquait notre résolution à expérimenter l’étrangeté ne dura que cinq heures de temps. Quelques détours en taxi dans la ville avaient suffit pour nous retrouver au cœur d’un vaste domaine de près de quatre vingt douze hectares. C’était le monastère Bénédictin, une petite pancarte l’indiquait et nous y étions.

Présent à la présence d’un silence plein d’amour et de simplicité, nous nous sentions irrésistiblement acheminés vers ce choc que notre intuition nous avait déjà annoncé. L’expérience que nous vivions en cet instant était sublime en raison du fait que nous n’avions jamais été jusque là, portés par un tel silence. Pour la première fois de notre vie, nous entendions distinctement chacun des battements de notre cœur, nous nous entendions marcher, nous nous entendions respirer. Le cadre nous offrait la grâce d’être vraiment attentif aux mouvements majeurs de notre pensée. Arraché à notre vacarme habituel d’Abidjan, nous étions là à faire connaissance avec la symphonie de la nature qui par le biais des oiseaux, nous offrait un beau cantique de ‘‘ye gba klo’’[2]. le silence qui nous avait souhaité la bonne arrivée avait réussi à nous arracher à nous-mêmes. Comme une sorte de toilette, nous étions à présent disposés à voir les moines.  Nous étions enfin face à des moines, nous avions des moines en faces. C’était tout simplement magnifique. Car de la peur d’avoir peur d’un bouleversement, nous sommes simplement passés à la peur de ne pas totalement vivre les richesses de ce terrassement dont nous faisions l’expérience.

A côté de cela, il convient de rappeler qu’à mesure que les jours s’écoulaient nous ne cessions de tomber sous le charme de la simplicité de ce monastère. Un monastère rempli d’un silence qui à mesure qu’il nous apaisait, nous construisait en même temps. Sans galéjade aucune, nous acceptons sous la bénédiction du docteur angélique qui posait la simplicité comme attribut fondamental de Dieu de dire que nous étions en un lieu saint, un lieu qui faisait expérimenter la présence de Dieu à cause de la simplicité des bâtiments et de celle des rapports humains qui se tissaient en ce lieu. De mémoire d’homme, jamais nous n’avions vu des hommes aussi donnés à Dieu. Leur assiduité à la prière était telle que nous avons fini par comprendre en ce geste, que l’essentiel pour l’homme était d’offrir à Dieu chaque instant de sa vie.

 En peu de mots, disons que tout était à la fois ordinaire et extraordinaire. En fait ce qui alimentait d’avantage notre méditation, c’était de constater comment les moines vivaient de façon extraordinaire les choses ordinaires de la vie. Pour nous qui cherchions le chemin de la mystique du côté de l’extraordinaire, nous venions de recevoir une première leçon : celle de savoir saisir la quotidienneté ordinaire comme l’habitat de Dieu.

Et si selon le barème de notation du capitalisme, les moines peuvent être rangés dans la frange des inutiles de notre société, une réelle appréciation des choses nous autorise à souligner que c’est de leur inutilité que découle l’utilité du monde. Car par l’abandon-don de leur vie à Dieu, le monde en lequel nous sommes, pouvait continuer à jouir de la providence divine.

En réalité, il faut souligner qu’avant cette expérience, nous avions une conception erronée sur la personne des moines que nous prenions pour des personnes extrêmement différentes. Contrairement à ces représentations antérieures, nous avons eu la joie de nous rendre compte qu’ils étaient des hommes comme nous qui avaient certainement leurs crises de communauté et les soucis propres à la nature humaine. Mais ce qui les distinguaient résultait du fait qu’ils avaient perçu l’amour de Dieu parce qu’ils savaient d’expérience ce que aimer voulait dire. Une reprise de leur vie montrait, qu’ils avaient expérimenté l’amour de Jésus pour le genre humain. Saisi par le pouvoir de cet amour, ils ont totalement été consumés par le caractère ineffable de la bonté du Dieu de Jésus Christ. A ce niveau d'analyse, il nous plaît de dire que notre séjour au monastère nous a appris à percevoir la gratuité comme le trait déterminant du moine.

A cet effet, arrêtons-nous une fois de plus pour relever deux éléments qui ont eu sur notre être de chercheurs, un effet inouï. Le premier se rapporte à la session que nous avons eu à animer avec les moines qui étaient en instance de faire leurs vœux solennels. Vu les orientations de leurs vocations, il était certains qu’ils ne se formaient pas pour des diplômes mais pour le bonheur de raffermir leur foi. Pour des moines perdus en leur monde, nous étions sous l’emprise de la teneur de leurs réflexions. De ces interventions, se dégageait une seconde leçon : celle qui nous faisait comprendre que la science n’a de sens que lorsqu’elle se fait vicaire de notre désir de Dieu.

Le deuxième élément quant à lui est venu de la jeunesse que nous avons rencontrée en ce monastère. Jusque là, nous sommes encore interrogés par le choix de vie de ces jeunes moines qui après avoir goûté à la générosité du Christ, avaient offert à Dieu leur vie en signe de prolongement de la générosité du Christ pour le salut de l’humanité. Il est encore présent en notre mémoire, le sourire du jeune Kévine qui du haut de ses 18 ans maximum, était heureux d’offrir sa jeunesse, son intelligence, sa personne à Dieu. Il était pour nous une source d’examen de conscience qui ne cessait de nous exhorter à une plus grande donation de notre être à la mission du Christ. En un mot comme en mille, tous ces exemples de générosités nous bouleversaient et nous amenaient encore à comprendre que les moines étaient simplement les gardiens de la présence de Dieu en notre monde. Ils en étaient si heureux que cette joie se déclinait par l’humour qui était le leur. En guise d’illustration, il nous plaît de rapporter un fait. Un soir après le dîner, nous prenions plaisir à méditer les paroles pleines de sagesse qui sortaient de la bouche du frère Augustin. Alors qu’il s’apprêtait à suspendre la parole, nous fîmes attirés par le passage d’un vieux moine qui semblait dissimuler sous son épaule un ordinateur. Afin d’arracher quelques mots à ce frère qui s’appelait Etienne, le jeune moine voulu savoir ce que cachait son aîné en lui posant directement la question. Celui-ci sans se retourner se contentât de lui dire qu’il ne s’agissait là que d’un panier plat. Après un court instant de rire, chacun rejoignit sa cellule porté par la joie que le frère Antoine venait de nous communiquer.

 Au final, notre séjour au monastère fut riche en enseignement. Il nous avait indiqué le chemin à suivre pour rencontrer Dieu, il nous avait appris à donner un sens à la recherche scientifique qui nous habitait. Mais plus que tout nous avions appris que l’essentiel pour l’être humain était de devenir l’ami de Dieu. En vérité ce séjour fut pour nous un véritable voyage. Il nous a permis de passer de l’état des moines en face à celui des moines avec. Car si notre première rencontre fut le lieu d’une interrogation de ce que nous étions l’un pour l’autre, le temps à réussi à ne plus nous opposer. Au contraire, il a su nous maintenir l’un avec l’autre en nous faisant comprendre mutuellement que nous étions des partenaires qui par des modalités de vies différentes courraient vers un même but. Ce but était celui de nous perdre dans le chemin de la méditation et du silence de la nature pour trouver l’introuvable qui confère aux choses leur choséité.

 

 

 

 

 

 


[1] A titre de précision, il convient de signifier que l’expérience que nous relatons a eu lieu en Côte d’Ivoire. Cela dit, Bouaké est une ville de la Côte d’ivoire. Plus précisément, cette ville est située dans le V Baoulé dans le région du Gbèkè.

[2] Cette expression est tirée de la langue djimini issue du grand groupe sénoufo. En sa signification française, elle renvoie au vœux de bonne arrivée qu’on formule à celui qui arrive d’un voyage.


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